IV
PIÈGE FATAL

Confortablement installé dans l’un des fauteuils de Bolitho, le maître de manœuvre de l’Undine, Ezekiel Mudge, considérait la carte étalée sur le bureau. Sans son chapeau, il avait l’air plus vieux encore, mais sa voix ne manquait pas d’assurance :

— Le vent va fraîchir aujourd’hui et demain, commandant. Retenez bien ce que je dis.

Il tapota la carte avec un compas de laiton qu’il venait d’extraire d’une de ses poches :

— Pour l’instant, les alizés de nord-est nous sont favorables, et avec un peu de chance, nous atteindrons les îles du Cap-Vert en une semaine.

Il se recula sur son siège et attendit les réactions de Bolitho.

— C’est à peu près ce que je pensais.

Bolitho gagna les fenêtres d’étambot et appuya les mains sur le rebord chaud comme une bûche dans un feu. Derrière le navire, le sillon écumant de la frégate était aveuglant de blancheur. Bolitho avait ouvert sa chemise jusqu’à la taille ; la sueur lui coulait entre les omoplates, et il avait la gorge sèche comme de la poussière.

Il était presque midi et Herrick devait attendre le rapport des aspirants sur la dunette, après que ces derniers auraient visé le soleil à la méridienne pour faire le point. À quelques heures près, ils avaient quitté Santa Cruz depuis une semaine ; chaque jour, le soleil les avait écrasés de ses rayons, étouffant les petites brises qui essayaient de les soulager. Aujourd’hui, le vent avait légèrement fraîchi et l’Undine, toutes ses voiles bien établies, faisait route lentement, tribord amures.

Bolitho n’avait pas de quoi se réjouir ; l’Undine venait de connaître son premier accident mortel : un jeune matelot tombé la veille par-dessus bord, juste après le coucher du soleil. Bolitho avait signalé au commandant espagnol son intention d’entreprendre des recherches pour repêcher le malchanceux. L’homme travaillait dans les hauts, sur la vergue de grand hunier, découpant sa silhouette au soleil couchant comme une statue de bronze. Ce matelot eût-il été une nouvelle recrue, un terrien maladroit, il serait sans doute encore vivant ; mais il s’était montré trop sûr de lui, trop distrait au moment de changer de position à la fin de la manœuvre, pendant les secondes cruciales ; il était tombé en poussant un cri, et sa tête avait troué la surface de l’eau à peu près au niveau du mât d’artimon ; il avait battu des bras dans la mer, essayant de suivre le bateau.

D’après Davy, ce matelot était bon nageur, et ils avaient longtemps gardé espoir de le retrouver. Deux chaloupes furent mises à l’eau et on poursuivit en vain les recherches pendant une grande partie de la nuit. Ils s’étaient remis en route à l’aube, mais la colère s’était emparée de Bolitho quand il s’était aperçu que le Nervion n’avait fait aucun effort pour carguer de la toile et rester de conserve ; il y avait seulement une demi-heure que la vigie, en tête de mât, avait signalé de nouveau ses perroquets.

La mort du matelot donnait à Bolitho une raison supplémentaire de se montrer déterminé à mieux souder l’unité de son équipage. Il avait vu les officiers espagnols observer à la lorgnette leur premier exercice d’artillerie ; ils se claquaient les cuisses avec de gros rires à chaque incident, et les incidents n’avaient pas manqué. Eux-mêmes ne se pliaient à aucun exercice. Ils semblaient considérer ce voyage comme une manière d’amusement. Raymond lui-même avait observé :

— Pourquoi vous embêter avec des exercices d’artillerie, commandant ? Je n’y connais pas grand-chose, mais il est évident que vos hommes doivent trouver ça insupportable par cette maudite chaleur.

— La décision est de mon ressort, monsieur Raymond. D’accord, ces exercices ne sont peut-être pas nécessaires à notre mission, mais je ne veux pas prendre de risque.

La femme de Raymond était restée à l’écart de tous, et pendant la journée, elle passait le plus clair de son temps sous un petit taud que les hommes de Herrick avaient gréé pour elle et sa servante, tout à fait à l’arrière, près du couronnement. Quand ils se rencontraient, généralement à l’heure des repas, elle se montrait peu diserte, n’abordant que des sujets personnels auxquels Bolitho ne comprenait goutte. Elle semblait prendre du plaisir à laisser entendre que son mari était un esprit rétrograde, et qu’il manquait d’assurance au moment où celle-ci était le plus nécessaire. Une fois, elle s’enflamma :

— Ils se débarrassent de toi, James ! Comment veux-tu que je puisse marcher la tête haute à Londres après toutes ces offenses ? Le mari de Margaret a été fait chevalier pour ses bons et loyaux services, et il a cinq ans de moins que toi !

Et ainsi de suite.

À présent, tandis qu’il tournait les yeux vers Mudge, Bolitho se demandait ce que cet homme – sans parler des autres – pensait de son commandant. Il leur menait la vie trop dure, et pour rien. Les exercices d’artillerie se succédaient, alors qu’à bord de l’espagnol, les matelots qui n’étaient pas de quart gisaient où bon leur semblait, dormant et buvant du vin comme des passagers.

Comme lisant dans ses pensées, Mudge déclara :

— Ne vous souciez pas de ce que racontent les mauvais esprits, Monsieur. Vous êtes jeune, si vous me permettez cette liberté, mais vous appliquez votre esprit à ce qui convient.

Il enchaîna en fourrageant dans son nez caverneux :

— J’ai vu plus d’un commandant être pris de court au moment fatal. Vous le savez aussi bien que moi, commandant, gloussa-t-il en plissant ses petits yeux dans un réseau de fines rides, une fois que les choses se mettent à tourner mal, il est trop tard pour se battre les flancs, s’arracher les cheveux, ou essayer de faire porter le chapeau à un autre.

Il tira de son gousset une montre de la taille d’un navet :

— On m’attend sur le pont, si vous permettez, commandant. M. Herrick aime que je sois là quand nous comparons nos estimes.

Tout cela semblait l’amuser :

— Comme je disais, commandant, tenez bon. Un commandant n’inspire pas toujours de l’affection, mais par Dieu ! il faut qu’il inspire confiance.

Il quitta lourdement la cabine ; le pont grinça au passage de ses chaussures.

Bolitho s’assit et ouvrit d’un geste vif sa chemise déboutonnée. C’était un début.

Allday passa la tête dans la cabine :

— Puis-je laisser entrer votre garçon de cabine, commandant ? dit-il en lançant un coup d’œil à la table. Il voudrait mettre le couvert.

— Fort bien, répondit Bolitho en souriant.

Il était stupide de laisser des pensées futiles lui causer du souci. Mais avec Mudge, c’était différent, et même important. Cet homme avait sûrement navigué avec plus de commandants que Bolitho n’en avait rencontrés de sa vie.

Tous deux regardèrent l’aspirant Keen debout sur le seuil : son visage déjà hâlé lui donnait un air de santé et de fraîcheur ; un vrai marin, eût-on dit.

— Avec les respects de M. Herrick, commandant. La vigie vient de signaler un autre navire à l’avant de l’espagnol, en route de collision ; un petit bateau, peut-être un brick.

— Je vais monter, répondit Bolitho en souriant. Le voyage semble vous faire du bien, monsieur Keen.

— Oui, commandant, répondit le jeune homme, ravi. Bien que mon père ne m’ait pas envoyé à votre bord que pour prendre soin de ma santé.

Tandis qu’il s’éloignait en hâte, Allday murmura :

— Un petit démon, celui-là ! Je parie qu’il a mis une pauvre fille dans l’embarras.

Impassible, Bolitho répondit :

— Naturellement, Allday, ce n’est pas à vous que cela arriverait…

Il passa rapidement devant la sentinelle et monta d’un pas vif sur la dunette. Il s’était attendu à la chaleur, mais elle fondit sur lui comme par la bouche d’une chaudière ouverte. Comme il traversait la dunette jusqu’au côté du vent, embrassant d’un regard circulaire la frégate placée sous son commandement, il sentait les joints du pont coller à ses chaussures, et sur son visage et son cou la morsure brûlante.

Sous une toile légère de beau temps de couleur pâle, l’Undine taillait fièrement sa route. Le pont gîtait légèrement. À intervalles irréguliers, une gifle d’embruns sautait par-dessus le beaupré ; loin au-dessus de sa tête, Bolitho apercevait le guidon qui flottait par le travers comme un mince fouet.

Mudge et Herrick échangeaient des considérations à mi-voix, leurs sextants brillant au soleil comme de l’or ; les deux aspirants, Armitage et Penn, comparaient leurs notes : leurs visages absorbés trahissaient l’application et l’anxiété. Soames se tenait près du garde-corps de dunette ; il se retourna quand Bolitho lui demanda :

— Ce nouveau venu, qui est-il, à votre avis ?

Soames avait l’air écrasé par la chaleur, ses cheveux emmêlés collaient à son front comme s’il venait de nager.

— Un navire de commerce, je suppose, commandant.

Il n’avait pas l’air de beaucoup s’en soucier.

— Il a peut-être l’intention de demander sa position à l’espagnol. Cela ne va pas les avancer à grand-chose, ajouta-t-il d’un ton renfrogné.

Bolitho tira une longue-vue d’un équipet et monta dans les enfléchures d’artimon. Pointant son instrument avec précaution, il repéra bientôt le Nervion, loin devant sur la joue bâbord, une merveille à voir avec toute sa toile ; sa coque brillait au soleil comme du métal. Il continua à balayer l’horizon de sa lorgnette vers tribord, et l’arrêta sur l’autre navire. Le bâtiment était en partie caché par la brume de chaleur, mais montrait avec suffisamment de netteté des voiles tannées et la silhouette dissymétrique de son gréement : traits carrés au mât de misaine, voiles auriques au grand mât. Bolitho sentit monter une vague colère.

— Un brigantin, monsieur Soames.

— Oui, commandant.

Bolitho le regarda et dit en redescendant sur le pont :

— A l’avenir, je désire une description détaillée de chaque navire rencontré, aussi inoffensif que celui-ci paraisse sur le moment.

— A vos ordres, commandant, répondit Soames qui serra les mâchoires.

— C’est de ma faute, intervint Herrick. J’aurais dû demander à M. Keen de vous transmettre une description complète.

— C’est M. Soames qui est de quart, je crois, rétorqua Bolitho en marchant vers l’arrière.

— Eh bien, je… répondit Herrick qui lui avait emboîté le pas. Oui, commandant.

Bolitho remarqua que les deux timoniers se raidissaient en le voyant approcher de l’habitacle du compas. La rose des vents ne tournait pas trop. Cap au sud-ouest, et de l’eau à courir tant qu’ils en voulaient. La côte africaine gisait quelque part par leur travers bâbord, à plus de trente lieues de distance. Il n’y avait rien sur l’océan que leurs trois navires. Était-ce simple coïncidence ? Y avait-il un désir d’entrer en contact ?

L’indifférence de Soames le piquait au vif comme une graine de bardane :

— Assurez-vous, lança-t-il sèchement, que nos vigies savent ce qu’elles ont à faire, monsieur Herrick.

Il aperçut Keen appuyé contre le bastingage :

— Envoyez-le en haut avec une longue-vue, un œil sans expérience nous en dira peut-être plus long.

Mudge s’empressa de le rejoindre et dit d’un ton bourru :

— Inutile de nous rapprocher davantage, commandant. Nous avons dû doubler déjà le cap Blanc.

Il précisa en se frottant le menton :

— C’est la pointe la plus occidentale de ce continent sauvage. Et nous en sommes bien assez près comme ça, si vous tenez à le savoir !

Sa poitrine se souleva et s’abaissa comme s’il ahanait : c’était sa façon à lui de rire.

La voix de Keen se fit entendre en tête de mât :

— Holà, du pont ! Le brigantin se rapproche toujours du Nervion !

— Arbore-t-il ses couleurs ? hurla Herrick en mettant ses mains en porte-voix.

— Non, Monsieur !

Herrick grimpa dans les enfléchures avec sa propre longue-vue. Au bout d’un moment il fit observer :

— Les Espagnols ne semblent guère se faire de souci, commandant.

Mudge grommela :

— Ils ne vont quand même pas faire branle-bas de combat pour cette coquille de noix, non ?

— Faites lofer d’un quart, monsieur Mudge, ordonna Bolitho. Mieux vaudrait nous rapprocher de notre conserve.

Il se retourna comme une voix l’interrogeait :

— Auriez-vous peur, commandant ?

Mme Raymond était debout au pied du mât d’artimon : un grand chapeau de paille qu’elle avait acquis à Ténériffe jetait une ombre sur son visage.

Bolitho secoua la tête :

— Seulement curieux, Madame.

Il se sentit soudain diminué, à cause de sa chemise et de son haut-de-chausses fripés :

— Je suis navré qu’il n’y ait rien de plus à bord pour vous distraire pendant la journée.

— Les choses vont peut-être s’améliorer, repartit-elle en souriant.

— Holà, du pont !

La voix de Keen leur fit à tous lever la tête :

— L’autre navire vire de bord, commandant !

— Il a raison, lança Herrick. Le brigantin va passer à frôler devant l’étrave des Espagnols !

Et il précisa avec un large sourire :

— Il va les faire sauter en l’air.

Son sourire s’évanouit quand une détonation sourde roula ses échos sur la surface de la mer.

— Il a ouvert le feu sur le Nervion ! hurla Keen.

Une seconde détonation parvint à la dunette, qui le fit crier de nouveau :

— Encore !

Dans son excitation, il en perdait presque haleine :

— Il a envoyé un boulet à travers sa misaine !

Bolitho courut jusqu’aux haubans et rejoignit Herrick :

— Laissez-moi voir.

Il s’empara de la lourde longue-vue et la braqua sur les deux navires. La silhouette du brigantin avait diminué, elle offrait désormais son arrière à leurs regards tandis qu’il évoluait entre eux et l’autre frégate. Même à cette distance, on pouvait voir la confusion qu’il avait semée à bord de l’espagnol : des armes étincelaient, et l’équipage courait aux postes de combat.

— Ce capitaine de brigantin, dit Herrick d’une voix rauque, doit avoir perdu la tête. Seul un fou peut provoquer un engagement avec une frégate !

Bolitho ne répondit pas. Il écarquillait l’œil rivé à sa lorgnette, cherchant à suivre le petit drame qui se dessinait dans son champ de vision. Le brigantin avait tiré par deux fois, et fait mouche au moins une fois. À présent, il virait de bord avec désinvolture. Le Nervion envoyait davantage de toile. Il était évident que le capitan Triarte avait l’intention de lui donner la chasse.

— Le Nervion, dit-il, l’aura rattrapé en moins d’une heure. Ils virent de bord tous les deux, maintenant.

— Peut-être ce fou a-t-il pris le Nervion pour un gros navire de commerce ?

Davy était arrivé sur la dunette :

— Mais non, ce n’est pas possible.

Bolitho redescendit des enfléchures, le suivant de près et le regardant d’un air incrédule.

— Devons-nous nous joindre à la chasse, commandant ?

Mudge fit irruption dans la conversation et le bouscula d’un coup d’épaule :

— Au diable la chasse, je vous assure !

Tous se tournèrent vers lui.

— Il nous faut arrêter ce fou d’espagnol, commandant !

Il fit un grand geste de la main au-dessus des bastingages :

— Au large du cap Blanc, commandant, il y a un récif immense qui s’avance en mer d’une centaine de nautiques. Si son commandant lui fait serrer le vent d’un quart de plus, le Nervion risque de se jeter dessus sans même s’en apercevoir.

Bolitho le regarda :

— Faites larguer les cacatois, monsieur Herrick ! Et diligence !

Il se dirigea rapidement vers l’habitacle :

— Il nous faut plus de vitesse !

— L’espagnol serre le vent d’un point de plus ! lança Soames.

Mudge louchait déjà sur la rose des vents :

— Doux Jésus ! Il fait route au sud-sud-est !

Il regarda Bolitho d’un air suppliant :

— Nous ne le rattraperons jamais à temps !

Bolitho se mit à faire les cent pas jusqu’au garde-corps de dunette, puis revint vers l’arrière. Toute circonspection, tout malaise dû à la chaleur étaient oubliés, plus rien ne comptait que cette lointaine pyramide de voiles blanches, près de laquelle dansait ce petit feu follet de brigantin. S’agissait-il d’un fou ? D’un pirate désorienté ? Cela ne faisait aucune différence à présent.

— Mettez en batterie une pièce de chasse à l’avant, monsieur Herrick, ordonna-t-il sèchement. Nous allons essayer de dérouter le Nervion.

Herrick regardait dans les hauts, s’abritant les yeux de son porte-voix, tandis que les gabiers larguaient d’autres voiles.

— A vos ordres, commandant. Faites-moi venir M. Tapril ! hurla-t-il.

Mais le canonnier était déjà à l’avant, avec un groupe d’hommes autour d’une longue pièce de neuf.

— Le Nervion a encore lofé un peu plus, monsieur Mudge, dit brusquement Bolitho sans pouvoir cacher son angoisse.

Comment cela était-il possible ? La mer était si vaste, si vide ! Et pourtant, le récif était bien là. Des hommes qui avaient fait ce trajet lui en avaient parlé : bien des navires s’étaient perdus sur son échine rocheuse.

— La pièce bâbord est parée, commandant !

— Feu !

La détonation retentit, le toupet de fumée brune s’effilocha sous le vent et se dispersa bien avant que la gerbe révélatrice ne s’élevât comme une plume loin à l’arrière de l’autre frégate.

— Encore ! Continuez le feu ! Lofez d’un quart, ajouta-t-il en regardant Mudge.

— Je décline toute responsabilité, commandant, protesta ce dernier.

— Soit. Je prends tout sur moi.

Il revint à grandes enjambées jusqu’au garde-corps à l’avant, la chemise largement ouverte par le vent ; pourtant, il ne se sentait nullement rafraîchi. En levant les yeux, il vit toutes ses voiles bien établies, comme celles de l’espagnol. Avec une telle puissance motrice, le Nervion allait s’éventrer sur le récif, sauf si Triarte prenait une décision sur-le-champ. Le pont fut ébranlé par le coup suivant, tandis qu’un nouveau boulet parti avec un gémissement prolongé ricochait sur l’eau bleue :

— Holà ! La vigie ! hurla Bolitho. Qu’est-ce qu’ils font ?

La réponse lui parvint d’une voix rauque, qui ne laissa aucun doute dans l’esprit de Bolitho :

— L’espagnol gagne du terrain, commandant ! Ils sont en train de mettre leurs pièces en batterie !

Peut-être les Espagnols avaient-ils entendu la pièce de chasse, et même observé le point de chute ; peut-être imaginaient-ils que cet imbécile de Britannique se livrait encore à des exercices d’artillerie. Ou encore que l’Undine était si furieuse de rater la poursuite que Bolitho faisait feu à cette distance impossible dans le seul but de se soulager.

— Combien de temps encore, monsieur Mudge ? demanda Bolitho malgré lui.

— Il devrait déjà avoir touché, commandant, répondit Mudge d’une voix voilée. Ce maudit brigantin a dû franchir le récif sans talonner. Je pense que son tirant d’eau est assez faible.

Bolitho le regarda :

— Mais peut-être que l’espagnol lui-même…

— Aucune chance, commandant, démentit le quartier-maître en secouant la tête.

Les hommes de bossoir se mirent à hurler. Quand Bolitho se retourna, il resta pétrifié par l’horreur du spectacle : la frégate espagnole se souleva, continua légèrement sur son erre et pivota sur le récif caché. Tout son gréement, ses mâts et vergues, ses voiles battantes et ses manœuvres s’effondrèrent et dégringolèrent dans un effroyable chaos. L’impact avait été si violent que le navire se coucha sur bâbord, sur l’écueil lui-même : l’eau verte devait faire irruption par ses sabords béants ; les hommes se débattaient avec terreur, pris au piège dans l’enchevêtrement du gréement et des espars brisés. D’autres étaient écrasés par les lourdes pièces d’artillerie qui avaient rompu leurs bragues.

Le brigantin avait viré de bord. Il ne se donnait même pas la peine d’assister à l’agonie de sa victime.

— Veuillez réduire la toile, monsieur Herrick, dit brutalement Bolitho. Nous allons mettre à la cape et affaler toutes nos embarcations. Il faut faire tout ce qui est possible pour leur porter secours.

Il aperçut les servants des pièces de chasse qui bavardaient et montraient du doigt le Nervion en train de chavirer lentement, tandis que des pièces de bordé et d’espars brisés roulaient dans le ressac sur le récif.

— Et mettez-moi ces hommes au travail, monsieur Herrick !

Et, se détournant :

— Je ne vais pas laisser regarder des gens se noyer, comme si c’était le spectacle du jour.

Il se contraignit à traverser de nouveau la dunette ; en levant les yeux vers le récif, il s’attendait presque à voir de nouveau l’orgueilleuse silhouette du Nervion serrer le vent comme si de rien n’était, comme si tout cela n’avait été qu’un mauvais rêve, un cauchemar.

Mais pourquoi ? Pourquoi ? La question l’obsédait, moqueuse. Elle lui martelait le cerveau. Comment cela avait-il pu arriver ?

— Je ne me rapprocherais pas davantage, commandant, dit Mudge en le regardant d’un air sombre. Si le vent tourne, il peut nous jeter sur le récif.

— Vous avez raison, dit Bolitho en approuvant vigoureusement de la tête.

Puis il se détourna :

— Et merci…

— Ce n’était pas de votre faute, commenta doucement Mudge. Vous avez fait tout ce que vous pouviez.

— A mettre en panne, monsieur Herrick.

Bolitho avait du mal à ne pas chevroter :

— Faites affaler les embarcations.

— C’est une longue traite aux avirons, remarqua Soames. Pas loin de trois nautiques.

Bolitho ne l’entendit même pas : ce n’était pas une coïncidence, un acte téméraire décidé à la dernière minute.

— Il n’y aura guère de survivants, intervint Mudge. Il y a beaucoup de requins dans ces eaux.

En même temps que l’Undine venait dans le vent, ses quelques voiles déventées protestant à grands claquements, les embarcations furent affalées en un délai étonnamment court. On eût dit que chaque membre de l’équipage avait été touché par un appel muet franchissant les trois nautiques si paisibles : appel au secours ou avertissement, il était difficile de le savoir avec précision. La première chaloupe venait de déborder. À peine les nageurs avaient-ils pris la cadence que Bolitho remarquait sur leur visage un sérieux et une détermination soudains. Jamais encore il n’avait rien vu de tel chez ces hommes.

— Je prendrai la gigue, dit Allday, avec votre permission.

— Oui, répondit Bolitho en croisant son regard. Fais ce que tu peux.

— Certainement.

Il tourna les talons, rassemblant ses hommes à grands cris :

— Faites dire au chirurgien de se tenir prêt, monsieur Herrick.

Il surprit un échange rapide de regards et ajouta froidement :

— Et s’il est ivre mort, je le fais fouetter.

Toutes les embarcations étaient en route à présent ; bien plus loin, il pouvait apercevoir l’épave de l’autre frégate tordue sur les écueils, sa grande misaine au crucifix rouge et or flottant à côté d’elle comme un somptueux linceul.

Bolitho commença à faire les cent pas le long des bastingages, les mains dans le dos, oscillant aux mouvements irréguliers du navire qui roulait à chaque creux.

Il entendit la voix de Raymond :

— Le commandant Triarte a eu tort. Une stupide erreur de jugement.

Bolitho marqua un instant de silence et le regarda :

— Ça lui a coûté cher, monsieur Raymond !

Ayant lu le mépris dans les yeux gris de Bolitho, Raymond s’éloigna.

— Je voulais simplement dire…

Mais personne ne l’écoutait plus.

Herrick observait Bolitho qui marchait à nouveau ; il aurait voulu trouver des mots propres à le soulager de son désespoir. Mais il était le mieux placé pour savoir qu’en de tels moments, le commandant n’avait d’autre solution que de puiser dans ses propres ressources.

Au bout de plusieurs heures, quand les embarcations revinrent vers la frégate en faisant force d’avirons, Bolitho était toujours sur le pont. La sueur dessinait des auréoles sombres sur sa chemise ; ses élucubrations tournaient vertigineusement dans sa tête.

— Pas plus de quarante survivants, commandant, signala Herrick. Je crains que certains ne soient pas en très bon état.

Il lut la question dans les yeux de Bolitho et acquiesça :

— Le chirurgien est prêt, commandant. J’y ai veillé.

Bolitho avança de quelques pas lents en direction des bastingages et se pencha : la première embarcation, la gigue, venait se ranger sous les porte-haubans. Un homme était recroquevillé aux pieds d’Allday, fermement maintenu par deux marins et hurlant comme une femme au supplice. Un requin lui avait arraché un morceau d’épaule, laissant une plaie de la taille d’un boulet. Bolitho détourna les yeux : cela le rendait malade.

— Bon Dieu, Thomas, envoyez des renforts pour aider ces pauvres diables !

— C’est déjà fait, commandant, répliqua Herrick.

Bolitho jeta un coup d’œil sur le pavillon national qui claquait à la corne d’artimon :

— Par le ciel, si c’est là ce que nous réserve la paix, je préférerais encore la guerre !

Il observa certains des nageurs en train de monter à bord : ils avaient les mains couvertes d’ampoules, le dos et le visage brûlés par le soleil. Guère bavards, ils descendirent rapidement à l’intérieur.

Ce qu’ils avaient vu sur le récif leur en avait peut-être plus appris que maints exercices : cela représenterait pour eux un sérieux avertissement.

Bolitho reprit sa marche. L’avertissement s’adressait aussi à lui.

 

Ayant gagné sa cabine, il s’arrêta sous l’écoutille. Le soleil serait bientôt couché, les fenêtres d’étambot ouvertes brillaient aux dernières lueurs du jour comme du cuivre bruni. À l’intérieur, les ombres se balançaient çà et là au rythme régulier des mouvements du navire et des fanaux suspendus sur le pont ; il regarda avec quelque incrédulité le petit groupe près des fenêtres.

Don Luis Puigserver était assis bizarrement sur la banquette, un bras en écharpe, le torse bandé. Quand on l’avait hissé à bord d’une embarcation avec d’autres survivants quelques heures plus tôt, il n’avait pu être identifié tout de suite. Finalement, un lieutenant espagnol à bout de souffle, le seul officier survivant du Nervion, finit par attirer l’attention sur lui. Bolitho avait d’abord pensé qu’il était trop tard : l’Espagnol était inconscient, couvert de méchantes balafres et ecchymoses. Le fait qu’il eût survécu si longtemps avait été difficile à accepter pour Bolitho, quand il s’était remémoré la façon dont le Nervion avait été détruit. Sur les quarante hommes recueillis à bord de l’Undine, dix étaient déjà morts et plusieurs étaient dans un état désespéré. Ils avaient été écrasés par la chute des espars, à moitié noyés par l’irruption de l’eau à travers les sabords ; l’équipage initial du Nervion, qui comptait deux cent soixante-dix hommes, manquait totalement de préparation pour affronter l’horreur qui les attendait sur le récif. À peine leur navire s’était-il jeté sur l’écueil et brisé en morceaux qu’à leurs yeux s’offrait le spectacle des eaux montantes zébrées de longs fuseaux gris : les requins passaient à l’attaque. Les hommes, terrorisés, avaient vu déchirer en quartiers sanglants des camarades qui, un instant plus tôt, envoyaient de la toile et mettaient leurs pièces en batterie pour donner une leçon à l’impudent brigantin.

Quand les embarcations de l’Undine était arrivées sur les lieux, tout était pratiquement fini. Quelques hommes avaient nagé désespérément jusqu’à la frégate chavirée, mais ils furent entraînés quand, glissant du récif, elle entama sa dernière descente. D’autres s’étaient agrippés à différentes épaves, espars ou embarcations retournées ; ils avaient vu avec épouvante les squales gris cueillir leurs victimes hurlantes et les entraîner dans un bouillonnement d’eaux teintées de rouge.

À présent, Puigserver, assis dans la cabine, buvait assez calmement à longs traits, sa coupe de vin. Il était nu jusqu’à la ceinture et Bolitho pouvait lire dans certaines de ses ecchymoses la preuve de sa volonté de survivre.

— Je suis heureux, dit-il doucement, que vous ayez recouvré votre sérénité, señor.

L’Espagnol tenta de sourire, mais l’effort le fit grimacer. Ecartant d’un geste le chirurgien et un de ses assistants, il demanda :

— Mes hommes ? Combien ?

Bolitho regarda l’horizon derrière lui : on y voyait briller comme un fil de cuivre qui allait s’estompant.

— Trente. Mais beaucoup, précisa-t-il en haussant les épaules, sont gravement mutilés.

Puigserver but une autre gorgée :

— C’était terrible à voir.

Son regard se durcit :

— Le capitan Triarte était fou de rage, suite à l’attaque de l’autre navire, et il s’est lancé à sa poursuite comme un possédé. Le sang lui montait trop vite à la tête. Ce n’est pas comme vous.

Bolitho sourit gravement : « Ce n’est pas comme vous. » Mais s’il n’avait pas eu un maître de manœuvre comme Mudge ? Le bonhomme avait tant voyagé, tant accumulé d’expériences qu’il avait senti le danger du récif ; à croire que la position du récif était enregistrée dans sa mémoire ! Si Mudge n’avait pas été là, alors l’Undine aurait sans doute subi le même sort que l’espagnol. Bolitho frissonna à cette pensée, malgré la touffeur de l’air dans sa cabine.

Quelque part, au delà de la cloison, un homme hurlait ; c’était un son ténu et prolongé, qui cessa brusquement comme si l’on avait claqué une porte.

Whitmarsh s’essuya les mains à son tablier et se redressa, tout en gardant la tête courbée sous les barrots.

— Don Puigserver, dit-il, va se sentir mieux un moment, commandant. Je vais retourner voir mes autres patients.

Il transpirait d’abondance, et un muscle au coin de sa bouche se contractait de façon spasmodique, sans qu’il pût l’arrêter.

— Merci, acquiesça Bolitho. Veuillez me tenir au courant si vous avez besoin d’aide.

Le chirurgien toucha vaguement les bandages de l’Espagnol.

— De l’aide de Dieu, peut-être. Là-bas, dit-il avec un sourire désabusé, nous n’avons pas grand-chose d’autre à quoi nous fier.

Au moment où il quitta la cabine, suivi de son assistant, Puigserver murmura :

— Un homme tourmenté, capitan, mais il est très doux pour quelqu’un de ce métier.

Allday repliait une serviette et des bandages inutilisés :

— M. Raymond, dit-il, a demandé à vous voir, commandant.

Il fronça les sourcils :

— Je lui ai dit que vous aviez ordonné que la cabine fût réservée au chirurgien jusqu’à la fin de son travail avec don Pix…

Il toussa.

— … avec le gentilhomme espagnol.

— Qu’est-ce qu’il voulait ?

Bolitho était si las que cela ne lui importait plus. Il n’avait guère vu Raymond depuis l’embarquement des survivants, il avait entendu dire qu’il était au carré des officiers.

Allday répondit :

— Il souhaitait déposer une réclamation, commandant. Sa femme n’a pas apprécié que vous lui demandiez d’aider les blessés.

Il fronça de nouveau les sourcils :

— Je lui ai dit que vous aviez d’autres chats à fouetter.

Il ramassa ses affaires et gagna la porte. Puigserver se renversa en arrière et ferma les yeux ; en l’absence de tiers, il s’autorisait à laisser voir la souffrance qui le torturait.

— Votre Allday, dit-il, est un garçon remarquable, n’est-ce pas ? Avec quelques centaines d’hommes de ce genre, j’envisagerais bien une campagne en Amérique du sud.

— Il se ronge trop les sangs, soupira Bolitho.

Puigserver ouvrit les yeux et sourit :

— Il m’a l’air de penser que cela vaut la peine de se ronger les sangs pour vous, capitan.

Il se pencha en avant, soudain très sérieux :

— Mais avant que Raymond et les autres ne nous rejoignent, il faut que je parle. J’ai besoin d’avoir votre avis sur le naufrage : il me le faut.

Bolitho marcha jusqu’à la cloison et toucha son sabre du bout des doigts.

— Je n’ai pas songé à grand-chose d’autre, répondit-il, señor. D’abord, j’ai pris le brigantin pour un pirate. J’ai pensé que son commandant était débordé ou terrorisé par son équipage : il lui fallait une bataille pour remettre de l’ordre. Mais, en toute sincérité, je n’y croyais pas vraiment. Quelqu’un a eu vent de nos intentions.

L’Espagnol le regardait intensément :

— Les Français peut-être ?

— Possible. Si leur gouvernement se soucie tant de nos mouvements, cela peut vouloir dire qu’ils avaient capturé intactes les dépêches de la Fortunate au moment où ils l’ont coulée. À croire que c’était vital pour eux, au point de prendre de tels risques.

Puigserver allongea le bras jusqu’à la bouteille de vin :

— Un risque qui leur a rapporté gros.

— Alors, señor, vous êtes du même avis ?

Il regarda la pâle silhouette de l’Espagnol, qui se détachait sur les fenêtres obscures.

Il ne répondit pas directement :

— Si, et je dis bien si, ce navire avait calculé tout cela à l’avance, il aurait dû savoir que nous naviguions à deux frégates de conserve.

Il fit une pause, puis haussa le ton :

— Votre avis, capitan, vite !

— Cela ne change rien, répondit Bolitho. Il se serait rendu compte que c’était une mission conjointe, impossible à poursuivre en l’absence d’un des deux navires. De surcroît…

Puigserver se cognait la hanche avec sa coupe et le vin éclaboussait sa jambe comme du sang. Il se mit à crier d’excitation :

— Alors ? Poursuivez, capitan ! Alors ?

Bolitho détourna le regard et répondit fermement :

— Je dois revenir soit en Angleterre soit à Ténériffe et attendre de nouveaux ordres.

Reposant les yeux sur l’Espagnol, il vit qu’il s’était affaissé sur son siège ; son visage carré était tendu, sa poitrine haletait comme au sortir d’un combat.

Puigserver reprit d’une voix pâteuse :

— Dès que je vous ai vu à Santa Cruz, j’ai su que vous étiez un homme de réflexion, et que vous ne parliez pas pour ne rien dire. Laissez-moi conclure, dit-il en secouant la tête. Cet homme, ces individus, quels qu’ils soient, qui ont fait mourir mes gens de façon si horrible, ils veulent vous obliger à faire demi-tour !

Bolitho le regarda, fasciné ; la force de cet homme l’effrayait.

— Si vous n’étiez pas là, señor, dit-il en détournant les yeux, je n’aurais pas le choix.

— Exactement, capitan.

Il regarda Bolitho par-dessus le bord de sa coupe, ses yeux brillaient à la lueur des fanaux comme deux pierres fauves.

— Le temps de rentrer en Angleterre, de mettre au point de nouveaux plans, quelque chose peut arriver aux Indes orientales ou ailleurs, quelque chose qui échappera à notre contrôle.

— Serrez-moi la main, capitan.

Il tendit la main en tâtonnant, respirant plus fort :

— Dans un moment, je vais dormir. Quelle affreuse journée : pire que bien d’autres !

Bolitho lui prit la main, ému soudain par la sincérité évidente de Puigserver.

L’Espagnol demanda lentement :

— Combien êtes-vous sur ce petit bateau ?

Bolitho revit toute la racaille embarquée au Spithead : les hommes en haillons pris sur les pontons pénitentiaires, les élégants qui cherchaient à esquiver les conséquences de quelque crime commis à Londres, le chef de pièce manchot, et tous les autres.

— Nous avons tous les éléments nécessaires. Deux cents hommes en tout, y compris mes fusiliers marins.

Il sourit. Cela pouvait du moins rompre la tension :

— Et je vais engager les survivants, avec votre permission.

Puigserver feignit de n’avoir pas entendu. Mais sa poigne était plus dure que l’acier quand il dit :

— Deux cents, dites-vous ?

Il hocha sombrement la tête.

— Cela nous suffira.

Bolitho le regardait :

— Nous poursuivons, señor ?

— Vous êtes mon capitan maintenant. Alors, qu’en dites-vous ?

Bolitho eut un sourire :

— Mais vous le savez déjà, señor.

Puigserver eut un long soupir.

— Si vous voulez bien m’envoyer cet imbécile de Raymond et votre écrivain, j’apposerai mon sceau sur ce nouvel engagement.

Son ton se durcit :

— Aujourd’hui, j’ai vu et entendu beaucoup de marins périr dans la peur et la détresse. Quelle que soit la raison qui a rendu cette catastrophe nécessaire, j’ai l’intention de remettre les choses en place. Quand l’heure sera venue, capitan, ce sera un règlement de compte dont nos ennemis garderont longtemps le souvenir.

On frappa à la porte. C’était l’aspirant Armitage. Sa silhouette était soulignée par la lumière de la lanterne qui se balançait dans la coursive :

— Avec les respects de M. Herrick, commandant. Le vent fraîchit du nord-est, dit-il en bredouillant comme un enfant qui répète sa leçon au précepteur.

— Je vais monter directement.

Bolitho se rappela soudain que le vieux Mudge avait annoncé une adonnante. Il devait être là-haut avec Herrick, attendant les ordres pour la nuit. C’est ce qu’Armitage lui laissait entendre, et davantage encore. Sa décision allait sceller le sort du navire et de chaque homme à bord.

Il regarda Puigserver :

— Ainsi, señor, nous sommes d’accord ?

— Oui, capitan.

Il sombrait dans la somnolence :

— Vous pouvez me laisser à présent. Et envoyez-moi Raymond avant que je ne dorme comme un berger ivre.

Bolitho, en quittant la cabine sur les pas de l’aspirant, remarqua la raideur avec laquelle la sentinelle à sa porte tenait son mousquet. Il avait probablement écouté leur conversation : dès ce soir, tout le navire serait au courant. Leur voyage ne servirait pas seulement à prouver que la marine avait le bras long, mais il leur ferait courir de véritables dangers. Il sourit sombrement en atteignant l’échelle de dunette : désormais, les exercices sembleraient peut-être moins rébarbatifs.

Il trouva Herrick et Mudge près de la barre ; le quartier-maître tenait une lanterne sourde au-dessus de l’ardoise sur laquelle il avait tracé des calculs étonnamment nets.

Bolitho traversa jusqu’au bord au vent, leva les yeux vers les voiles bien gonflées, écouta la mer courir le long de la coque comme l’eau dans une vanne de moulin.

Puis il rejoignit les deux hommes qui l’attendaient et dit :

— Vous pouvez réduire la toile pour la nuit, monsieur Herrick. Demain, vous engagerez tous les hommes du Nervion qui peuvent nous être utiles.

Il marqua une pause : un autre cri abominable s’élevait du faux-pont :

— Mais je crains qu’ils ne soient pas nombreux.

— On ne vire pas de bord, commandant ? demanda Herrick.

— Et c’est tant mieux ! s’exclama Mudge. Si vous permettez, commandant.

Il frottait d’une main son postérieur protubérant :

— Mes rhumatismes me ficheront la paix sous des climats plus chauds.

Bolitho regarda Herrick :

— Nous poursuivons, Thomas, pour achever ce qui a commencé là-bas sur le récif.

Herrick semblait satisfait :

— J’approuve cette décision.

Il allait gagner la rambarde près de laquelle le quartier-maître attendait ses ordres, mais Bolitho l’arrêta :

— A partir de cette nuit, Thomas, nous devons prendre garde à nous : pas d’escale superflue pour faire aiguade, des yeux indiscrets pourraient nous repérer. Nous allons rationner chaque goutte si nécessaire, et aller de l’avant ou échouer, mais en comptant sur nos seules ressources. Nous devons rester hors de vue des côtes, pour éviter qu’un ennemi ne perce à jour notre route et nos intentions. Si, comme je le crois à présent, quelqu’un travaille à notre perte, nous devons utiliser ses propres méthodes contre lui : gagner du temps par tous les moyens que nous pourrons inventer.

— C’est le bon sens même, commandant, approuva Herrick.

— Eh bien, j’espère que nos gens seront de votre avis.

Il marcha jusqu’au bord au vent :

— Vous pouvez poursuivre à présent.

Herrick se retourna :

— Appelez les hommes. Nous allons réduire la voilure.

Les ordres se répercutèrent entre les ponts et les marins se précipitèrent sur les passavants :

— J’avais presque oublié, commandant, ajouta Herrick : Mme Raymond se fait du souci à propos de son logement.

— C’est réglé.

Il marqua une pause et regarda les matelots qui trottinaient vers les enfléchures :

— Don Puigserver dormira dans la grande cabine. Mme Raymond peut garder son petit lit avec la servante.

Herrick n’avait pas l’air convaincu :

— Je ne suis pas sûr qu’elle apprécie cette solution, commandant.

Bolitho continua à faire les cent pas :

— Eh bien, qu’elle vienne le dire elle-même, monsieur Herrick ! Et quand elle m’en parlera, je lui expliquerai ce que je pense, moi, d’une femme si gâtée qu’elle ne lève pas le petit doigt pour venir au secours d’un mourant !

Un quartier-maître s’avança en hâte le long du passavant :

— Les hommes sont rassemblés, commandant !

Herrick regardait encore la silhouette qui marchait de long en large, la chemise blanche largement ouverte se détachant entre les bastingages et, au delà, la mer. En quelques semaines, l’Undine avait bien rapetissé, pensa-t-il.

— Fort bien, monsieur Fowlar. Veuillez serrer les perroquets. Si le vent fraîchit, nous devrons peut-être serrer les huniers avant la fin de la nuit.

Le vieux Mudge frottait son dos qui lui faisait mal :

— Le temps est devenu fou !

Mais personne ne tint compte de sa remarque.

Bolitho vit les gabiers se laisser glisser sur le pont, n’échangeant pratiquement aucune parole tandis que les officiers mariniers les recomptaient. Autour du beaupré qui vibrait, les embruns étaient rabattus par le vent comme des flèches pâles ; bien haut au-dessus du pont, il vit les huniers se tendre et gonfler leur panse dans un chœur de poulies et d’agrès grinçants.

— Renvoyez les hommes qui ne sont pas de quart.

Herrick parlait de sa voix habituelle. Il se cramponnait aux paroles de Bolitho, comme un homme en train de se noyer à qui l’on a lancé une corde. Bolitho sourit dans le noir. Peut-être était-ce mieux ainsi.

Dans la cabine, don Puigserver était assis au bureau et regardait la plume de l’écrivain gratter ses ordres écrits. Raymond s’appuyait contre les fenêtres d’étambot, le visage sans expression et les yeux fixes.

Il dit, par-dessus son épaule :

— C’est une lourde responsabilité, don Puigserver. Je ne suis pas sûr de pouvoir vous la conseiller.

L’Espagnol s’appuya en grimaçant contre le dos de son fauteuil, et écouta le rythme régulier des pas sur la dunette, au-dessus de sa tête : d’abord dans un sens, puis dans l’autre.

— Señor Raymond, je ne suis pas le seul à la porter. Et je suis en bonne compagnie, croyez-moi.

Tout autour d’eux, l’Undine murmurait au rythme de la mer et du vent. Tout à l’avant, sous le beaupré, la néréide d’or regardait sans ciller l’horizon obscurci. Les décisions et les destins, les triomphes et les déceptions n’avaient pas prise sur elle. Elle avait l’océan devant elle, et c’était la vie même.

 

Capitaine de sa Majesté
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